Le feuilleton de Laurent


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Q.: en tant que scientifique, qu’est-ce qui vous a attiré dans le

Bouddhisme ?

R.: Plusieurs aspects du bouddhisme m’ont attiré en tant que scientifique.

Il y a bien sûr son caractère non dogmatique, ouvert et rigoureux à la

fois. L’injonction du Bouddha Shakyamuni de ne pas le croire sur parole,

mais de vérifier par nous-même la véracité de ses enseignements est

remarquable. La reproductibilité et la mise à l’épreuve sont également au

coeur de la méthode scientifique. SS le Dalaï Lama a récemment écrit [dans

“Tout l’univers dans un atome”] : “La confiance que je ressens […] est

fondée sur une conviction fondamentale, à savoir que la science, tout

comme le bouddhisme, cherche à comprendre la nature de la réalité au moyen

d’une investigation critique : si l’analyse scientifique devait démontrer

que certaines affirmations du bouddhisme sont fausses, il nous faudrait

alors accepter les conclusions de la première et abandonner les

affirmations du second.” Il admet ainsi que “nos explications et nos

théories sur le monde physique dans la pensée bouddhique traditionnelle

sont resté rudimentaires en comparaison de celles de la science moderne

[…] et devront sûrement être modifiées à la lumière des nouvelles

connaissances scientifiques.” Il ajoute  : “La spiritualité et la science

sont des démarches d’investigation différentes mais complémentaires. Elles

ont un même objectif, majeur : la recherche de la vérité. […] On ne peut

donc pas dire que la science et la spiritualité soient sans rapports. Nous

avons besoin des deux pour soulager la souffrance aussi bien sur le plan

physique que psychique.” 

Un deuxième aspect essentiel est celui de l’éthique. Sur ce point aussi,

la clairvoyance du Dalaï Lama s’exprime : “Quand à la science elle-même,

elle pourrait bien être enrichie par sa rencontre avec la spiritualité, en

particulier à l’interface de questions humaines plus vastes, allant de

l’éthique à la société.” L’éthique n’est bien sûr pas spécifique au

bouddhisme. Mais certains éléments de l’éthique bouddhiste sont là encore

très éclairants. Par exemple, s’efforcer de ne pas tuer concerne bien sûr

les êtres humains, mais aussi tous les êtres sensibles, même le plus petit

insecte. De plus, c’est une véritable science de l’éthique que nous

propose le bouddhisme. Celle-ci n’est en effet pas imposée, mais résulte

logiquement d’une compréhension profonde des lois de causalité et

d’interdépendance. Or la science est constamment confrontée à des

problèmes d’éthique, qui sont souvent, me semble-t’il, posés trop tard. La

conception bouddhiste de l’éthique nous fournit des clés pour aborder ce

genre de problème : l’intentionalité positive doit être posée avant

l’action. La connaissance précède la volition qui mène à l’action. La

connaissance peut et doit être développée sans limite, car en tant que

pure connaissance, elle ne peut nuire, bien au contraire. Mais le fait de

savoir faire quelque chose n’implique en rien de devoir le faire. Un bon

exemple est la bombe H, qui a été construite dès qu’on a su la faire. Mais

une connaissance supérieure, incluant non seulement ce savoir mais aussi

celui de ses conséquences (l’”hiver nucléaire”, qui toucherait toute la

planète) a montré qu’elle était absurde et inutilisable. Une telle

connaissance, si elle avait été acquise préalablement, aurait peut-être pu

mener à ne pas la construire du tout… 

Un troisième aspect est bien sûr, pour quelqu’un comme moi qui suis non

seulement physicien mais dont le sujet d’étude principal est la

relativité, le principe qui est au coeur des enseignements bouddhistes, la

vacuité d’existence propre de tout phénomène. Les théories occidentales de

la relativité ne disent pas autre chose : la position d’un objet, son

orientation, son mouvement (caractérisé par sa vitesse et par son

accélération), sa taille (suivant la théorie plus récente de la relativité

d’échelle), aucune de ces propriétés n’existe de manière absolue,

intrinsèque à l’objet. Aucune n’existe en soi, mais seulement de manière

relative à un autre objet qui sert de référence. Ce sont des propriétés de

couple, qui ne sont attribuables à aucun des deux membres du couple pris

séparément. Il est remarquable que les intuitions fondatrices de Galilée

et d’Einstein, qui les ont menés à formuler le principe de relativité,

relevaient de l’aspect de vacuité d’existence propre. Ainsi Galilée

remarqua que, pour tout ce qui participe au mouvement, le mouvement est

“comme rien”, “comme s’il n’était pas”. Einstein, tentant de s’imaginer ce

que ressentirait quelqu’un entraîné avec une onde électromagnétique (la

lumière) découvrit que dans une telle situation, le temps disparaîtrait !

Il découvrit ainsi à la fois la relativité du temps et l’absence

d’existence propre de la lumière elle-même. Plus tard, il posa les bases

de la construction de la théorie de la relativité généralisée en réalisant

que quelqu’un tombant en chute libre (c’est-à-dire accélérant) dans un

champ de gravitation ne sentirait plus son propre poids. C’est le

mouvement accéléré et la gravitation elle-même qui sont alors comprises

comme n’ayant aucune existence en soi, mais comme n’apparaissant qu’en

relation avec le choix du système de référence… 

Un quatrième point est celui de la méthode de la découverte scientifique

elle-même, en particulier celle du théoricien. Une partie majeure de la

recherche consiste, à une époque donnée, à chercher les solutions et les

conséquences des équations de la physique connue. Mais avant cela, comment

découvre-t’on une théorie scientifique, comment écrit-on ses équations

fondamentales ? Ceci n’est pas enseigné dans les livres. Au détour de

lectures, on peut tomber sur une confidence de Newton disant que pendant

20 ans, 24 heures sur 24, il n’a pensé qu’à celà; sur la description des

expériences de pensée et des intuitions de Galilée et d’Einstein dont des

exemples viennent d’être donnés; sur des récits mythiques comme le rêve de

Kékulé (qui rêve d’un serpent qui se mort la queue et découvre la

structure cyclique du benzène); sur l’expérience commune à de nombreux

scientifiques selon laquelle, après un long temps d’étude, de réflexion et

de concentration, c’est souvent en lâchant prise, en ne pensant plus du

tout au problème posé (autre activité, jogging, douche, détente, sommeil,

etc…) que la solution apparaît sous forme d’un insight, le fameux

“Eureka”, où tout devient clair et lumineux. Cette compréhension est

souvent au delà des mots (ainsi de Poincaré qui vit en un éclair la

démonstration d’un théorème essentiel, éclair accompagné de la certitude

d’avoir trouvé la solution, alors que la mise en oeuvre écrite de cette

démonstration lui prit ensuite un temps très long et de nombreuses pages

de calcul). Ne reconnait-on pas dans ces récits les qualités de don de soi

(on y met toute son énergie) de courage (mettre en cause les savoirs

prétenduement établis), d’empathie (se mettre à la place, à l’intérieur du

système qu’on veut comprendre), de détermination, de persévérance, de

patience et d’enthousiasme (être prêt à y travailler, dix ans, vingt ans,

toute sa vie si nécessaire), de concentration (demeurer de manière

uni-pointée sur la question) et de vision profonde (la vérité apparaît)

qui sont au coeur de l’entraînement de l’esprit de la voie bouddhiste ?

Autrement dit, alors que l’essentiel de l’enseignement occidental des

sciences (et de la recherche) repose sur l’étude et la réflexion, la voie

bouddhiste ajoute un troisième terme, la méditation. C’est elle qui, en

nous reconnectant à notre lumière intérieure, apporte en fait les

solutions profondes. C’est là un point essentiel, car il détermine la

pratique même de la recherche scientifique. Si les découvertes

fondamentales étaient des inventions, des constructions mentales, le

scientifique pourrait laisser aller son imagination. Mais celle-ci est

infinie et sans limite, alors que le monde que le physicien tente de

comprendre est unique. Einstein se posait précisément la question :

“Comment se fait-il que nous soyons capable de comprendre le monde ?” Si

cette compréhension résultait d’une fabrication mentale, il faudrait que,

par miracle, cette construction coïncide avec la structure effective du

monde physique. Ce serait impossible. Or on ne parle pas d’invention dans

le cas des grands changements de paradigme de la physique, mais

précisément de découverte. Lisant la thèse de Louis de Broglie (proposant

l’existence des ondes de matière qui permit le développement de la

mécanique quantique), Einstein s’exclama : “il a soulevé un coin du grand

voile”. S’il y a “découverte” de la vérité, c’est que celle-ci était là,

mais cachée, voilée, justement. La dé-couverte, la compréhension est donc

de la nature d’une vision intérieure (par la conscience) et non d’une

construction mentale. Si l’on ouvre la porte qui cachait une pièce, dès

que la porte est ouverte, tout le contenu de la pièce apparaît d’un coup,

c’est bien là la nature de la vision. S’il fallait fabriquer, objet après

objet, tout ce contenu, ce serait beaucoup plus long (cette situation

correspond plus aux inventions technologiques) ou même impossible. Dans

ces conditions, le travail à faire pour résoudre un problème fondamental

est une activité de dévoilement, c’est un travail sur la déconstruction de

l’erreur et de l’ignorance, non sur la vérité elle-même. La vérité

recherchée, elle, est déjà là et n’a pas à être fabriquée : ce sont les

constructions mentales erronées qui doivent être défaites, les voiles qui

la cachent qui doivent être détruits ou dissipés, après quoi elle se

révèle d’elle-même. 

Mais le point essentiel, qui ne concerne plus seulement le scientifique

mais l’être humain, reste bien sûr le Dharma comme voie de libération de

la souffrance. 

La suite au prochain numéro.

 LN

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